Charles Wagner : la vie simple 06

Publié le par LE COEUR ET LA PLUME

CHARLES WAGNER

LA VIE SIMPLE

6. Les besoins simples.

Quand on achète un oiseau chez l'oiseleur, ce brave homme nous dit brièvement ce qu'il faut à notre nouveau pensionnaire, et tout cela, hygiène, nourriture et le reste, tient en quelques mots. De même, pour résumer les besoins essentiels de la plupart des êtres, quelques indications sommaires suffiraient. Leur régime est en général d'une extrême simplicité et tant qu'ils le suivent ils se portent bien comme des enfants obéissants de mère nature. Qu'ils s'en écartent, les complications surviennent, la santé s'altère, la gaîté s'en va. Seule, la vie simple et naturelle peut maintenir un organisme en pleine vigueur. Faute de nous souvenir de ce principe élémentaire, nous tombons dans les plus étranges aberrations.

Que faut-il à un homme pour vivre matériellement dans les meilleures conditions possibles ? Une nourriture saine, des vêtements simples, une demeure salubre, de l'air et du mouvement. Je ne vais pas entrer dans des détails d'hygiène, ni composer des menus, ou indiquer des modèles d'habitation et des coupes de vêtements. Mon but est de marquer une direction et de dire quel avantage il y aurait pour chacun à ordonner sa vie dans un esprit de simplicité. —Pour nous assurer que cet esprit ne règne pas assez dans notre société, il suffit de voir vivre les hommes de toutes les classes. Posez à différents individus, de milieux très distincts, cette question : que vous faut-il pour vivre ?… Vous verrez ce qu'ils répondront. Il n'y a rien d'instructif comme cela.

Pour les uns, autochtones de l'asphalte parisien, il n'y a pas de vie possible en dehors d'une certaine région circonscrite par quelques boulevards. Là est l'air respirable, la bonne lumière, la température normale, la cuisine classique, et, à discrétion, tant d'autres choses sans lesquelles il ne vaudrait pas la peine de se promener sur la machine ronde.

Aux divers échelons de la vie bourgeoise, on répond à la question que faut-il pour vivre, par un chiffre, variable selon le degré d'ambition, ou d'éducation, et par éducation, on entend, le plus souvent, les habitudes extérieures de la vie, la façon de se loger, de se vêtir et de se nourrir, une éducation toute à fleur de peau. À partir d'un certain chiffre de rente, de bénéfice, ou de traitement, la vie devient possible. Au-dessous, elle est impossible. On a vu des gens se suicider parce que leur avoir était descendu au-dessous d'un certain minimum. Ils ont préféré disparaître que de se restreindre. Notez que ce minimum, cause de leur désespoir, eût sans doute été acceptable encore pour d'autres, aux besoins moins exigeants, et enviable pour des gens aux goûts modestes.

Dans les hautes montagnes la flore change suivant l'altitude. Il y a la région des cultures ordinaires, celle des forêts, celle des pâturages, celle des rochers nus et des glaciers. — À partir d'une certaine zone on ne trouve plus de blé, mais la vigne prospère encore ; le chêne cesse dans une région assez basse, le sapin se plaît à des hauteurs considérables. La vie humaine avec ses besoins rappelle ces phénomènes de la végétation.

À une certaine altitude de fortune on voit réussir le financier, l'homme des clubs, les grandes mondaines, et enfin tous ceux pour qui le strict nécessaire comprend un certain nombre de domestiques et d'équipages, ainsi que plusieurs demeures en ville et à la campagne. Plus loin s'épanouit le gros bourgeois avec ses mœurs et ses allures propres. On voit fleurir dans d'autres régions l'aisance large, moyenne, ou modeste, et des catégories fort inégales d'exigences. Puis viennent les petites gens, les artisans, les ouvriers, les paysans, la masse enfin, qui vit drue et serrée comme l'herbe fine sur le sommet des montagnes, là où les grands végétaux ne trouvent plus de quoi se nourrir. Dans toutes ces provinces différentes de la société, on vit, et ceux qui croissent là sont des hommes, au même titre. Il paraît étrange qu'il y ait entre semblables de si prodigieuses différences de besoins. Et ici les analogies de notre comparaison nous abandonnent. Les plantes et les animaux des mêmes familles ont des besoins identiques. La vie humaine nous amène à des observations contraires. Quelles conclusions en tirer si ce n'est qu'il y a une élasticité considérable dans la nature et le nombre de nos besoins.

Est-il utile, est-il favorable au développement de l'individu et à son bonheur, au développement et au bonheur de la société que l'homme ait une multitude de besoins et s'applique à les satisfaire ? — Tout d'abord reprenons notre comparaison avec les êtres inférieurs. Pourvu que leurs besoins essentiels soient satisfaits, ils vivent contents. En est-il de même dans la société humaine ? Non. À tous ses degrés nous rencontrons le mécontentement. J'excepte complètement ici ceux qui manquent du nécessaire. On ne saurait sans injustice assimiler aux mécontents ceux auxquels le froid, la faim, la misère arrachent des plaintes. Je ne veux m'occuper que de cette multitude de gens qui vivent dans des conditions après tout supportables. D'où vient leur mécontentement ? Pourquoi se rencontre-t-il non seulement chez les personnes de condition modeste quoique suffisante, mais encore, sous des nuances toujours plus raffinées, jusque dans l'opulence et au sommet des situations sociales ? On parle de bourgeois repus. Qui en parle ? Ceux qui, les jugeant du dehors, pensent que depuis le temps qu'ils s'en donnent ils doivent en avoir vraiment assez. Mais eux-mêmes se jugent-ils satisfaits ? Pas le moins du monde. S'il y a des gens riches et contents, soyez sûrs qu'ils ne sont pas contents parce qu'ils sont riches, mais parce qu'ils savent être contents. Une bête est repue parce qu'elle a mangé, elle se couche et dort. Un homme peut bien aussi se coucher et dormir pour un certain temps ; mais cela ne dure jamais, il s'habitue au bien-être, s'en lasse et en demande un plus grand. L'appétit n'est pas apaisé chez l'homme par la nourriture, il vient en mangeant. Cela peut paraître absurde, c'est la pure vérité.

Et le fait que ceux qui se plaignent le plus sont presque toujours ceux qui auraient le plus de raisons pour se déclarer satisfaits, prouve bien que le bonheur n'est pas lié au nombre de nos besoins et à l'empressement que nous mettons à les cultiver. Chacun est intéressé à se pénétrer de cette vérité. S'il ne le fait pas, si par un acte d'énergie, il ne parvient à limiter ses exigences, il risque de s'engager insensiblement sur la pente du désir.

L'homme qui vit pour manger, boire, dormir, se vêtir, se promener, se donner enfin tout ce qu'il peut se donner, qu'il soit le parasite couché au soleil, l'ouvrier buveur, le bourgeois serviteur de son ventre, la femme absorbée dans ses toilettes, le viveur de bas étage ou le viveur de marque, ou qu'il soit simplement l'épicurien vulgaire, mais bon garçon, trop docile aux besoins matériels, cet homme-là, disons-nous, est engagé sur la pente du désir, et cette pente est fatale. Ceux qui la descendent obéissent aux mêmes lois que les corps roulant sur un plan incliné. En proie à une illusion sans cesse renaissante, ils se disent : encore quelques pas, les derniers, vers cet objet là-bas qui attire notre convoitise… Puis nous nous arrêterons. Mais la vitesse acquise les entraîne. Plus ils vont, moins ils peuvent lui résister.

Voilà le secret de l'agitation, de la rage de beaucoup de nos contemporains. Ayant condamné leur volonté à être l'esclave de leurs appétits, ils reçoivent le châtiment de leurs œuvres. Ils sont livrés aux fauves désirs, implacables, qui mangent leur chair, broient leurs os, boivent leur sang et ne sont jamais assouvis. Je ne fais pas ici de morale transcendante, j'écoute parler la vie en notant au passage quelques-unes des vérités dont tous les carrefours nous répètent l'écho.

L'ivrognerie, si inventive pourtant de breuvages nouveaux, a-t-elle trouvé le moyen d'éteindre la soif ? Non, on pourrait plutôt l'appeler l'art d'entretenir la soif et de la rendre inextinguible. Le dévergondage émousse-t-il l'aiguillon des sens ? Non, il l'exaspère, et convertit le désir naturel en obsession morbide, en idée fixe. Laissez régner vos besoins et entretenez-les, vous les verrez se multiplier comme les insectes au soleil. Plus vous leur avez donné, plus ils demandent. Il est insensé celui qui cherche le bonheur dans le seul bien-être. Autant vaudrait entreprendre de remplir le tonneau des Danaïdes. À ceux qui ont des millions il manque des millions, à ceux qui ont des mille, il manque des mille. Aux autres il manque des pièces de vingt francs ou de cent sous. Quand ils ont la poule au pot ils demandent l'oie, quand ils ont l'oie ils voudraient la dinde et ainsi de suite. On ne saura jamais combien cette tendance est funeste. Il y a trop de petites gens qui veulent imiter les grands, trop d'ouvriers qui singent le bourgeois, trop de filles du peuple qui font les demoiselles, trop de petits employés qui jouent au clubman et au sportsman, et dans les classes aisées et riches, trop de gens qui oublient que ce qu'ils possèdent pourrait servir à mieux qu'à s'accorder toutes sortes de jouissances pour constater après qu'on n'en a jamais assez. Nos besoins, de serviteurs qu'ils devraient être, sont devenus une foule turbulente, indisciplinée, une légion de tyrans au petit pied. On ne peut mieux comparer l'homme esclave de ses besoins qu'à un ours qui a un anneau dans le nez et qu'on mène et fait danser à volonté. La comparaison n'est pas flatteuse ; mais avouez qu'elle est vraie. C'est par leurs besoins qu'ils sont traînés, tant de gens qui se démènent, crient et parlent de liberté, de progrès, de je ne sais quoi encore. Ils ne sauraient faire un pas dans la vie, sans se demander si cela ne contrarie pas leurs maîtres. Que d'hommes et de femmes sont allés, de proche en proche, jusqu'à la malhonnêteté, pour la seule raison qu'ils avaient trop de besoins et ne pouvaient pas se résigner à vivre simplement. Il y a dans les cellules de Mazas nombre de pensionnaires qui pourraient nous en dire long sur le danger des besoins trop exigeants.

Laissez-moi vous conter l'histoire d'un brave homme que j'ai connu. Il aimait tendrement sa femme et ses enfants, et vivait en France, de son travail, dans une jolie aisance, mais qui était loin de suffire aux besoins luxueux de son épouse. Toujours à court d'argent, alors qu'il aurait pu vivre largement avec un peu de simplicité, il a fini par s'expatrier dans une colonie lointaine où il gagne beaucoup d'argent, laissant les siens dans la mère patrie. Je ne sais ce que cet infortuné doit penser là-bas ; mais les siens ont un plus bel appartement, de plus belles toilettes, et un semblant d'équipage. Et pour le moment leur contentement est extrême. Mais ils seront bientôt habitués à ce luxe après tout rudimentaire. Dans quelque temps madame trouvera son ameublement mesquin, et son équipage pauvre. Si cet homme aime sa femme comme il n'en faut point douter, il émigrera dans la lune pour avoir un plus gros traitement. — Ailleurs les rôles sont renversés, c'est la femme et les enfants qui sont sacrifiés aux besoins voraces du chef de famille à qui la vie irrégulière, le jeu et tant d'autres folies coûteuses font oublier ses devoirs. Entre ses appétits et son rôle paternel il s'est décidé pour les premiers et lentement il dérive vers l'égoïsme le plus vil.

Cet oubli de toute dignité, cet engourdissement progressif des sentiments nobles ne se remarque pas seulement chez les jouisseurs des classes aisées. L'homme du peuple aussi est atteint. Je connais bien des petits ménages où pourrait régner le bonheur, mais où vous verriez une pauvre mère de famille qui n'a que peine et chagrin jour et nuit, des enfants sans souliers et souvent de gros soucis pour le pain. Pourquoi ? Parce qu'il faut trop d'argent au père. Pour ne parler que de la dépense en alcool, chacun sait les proportions qu'elle a atteintes depuis vingt ans. Les sommes englouties par ce gouffre sont fabuleuses : deux fois la rançon de la guerre de 1870. Combien de besoins légitimes on aurait pu satisfaire avec ce qui a été jeté en pâture aux besoins factices ? Le règne des besoins n'est pas celui de la solidarité, bien au contraire. Plus il faut de choses à un homme pour lui-même, moins il peut faire pour le prochain, même pour ceux qui lui sont attachés par les liens du sang.

Diminution du bonheur, de l'indépendance, de la délicatesse morale, voire des sentiments de solidarité, tel est le résultat du règne des besoins. On pourrait y ajouter une multitude d'autres inconvénients dont le moindre n'est pas l'ébranlement de la fortune et de la santé publiques. Les sociétés qui ont de trop grands besoins s'absorbent dans le présent, elles lui sacrifient les conquêtes du passé et lui immolent l'avenir. Après nous le déluge. Raser les forêts pour en tirer de l'argent, manger son blé en herbe, détruire en un jour le fruit d'un long travail, brûler ses meubles pour se chauffer, charger l'avenir de dettes pour rendre agréable le moment actuel, vivre d'expédients, et semer pour le lendemain des difficultés, les maladies, la ruine, l'envie, les rancunes,… on n'en finirait pas si l'on voulait énumérer tous les méfaits de ce régime funeste.

Au contraire, si nous nous en tenons aux besoins simples, nous évitons tous ces inconvénients et nous les remplaçons par une multitude d'avantages. C'est une vieille histoire que la sobriété et la tempérance sont les meilleures gardiennes de la santé. À celui qui les observe elles épargnent bien des misères qui attristent l'existence ; elles lui assurent la santé, l'amour de l'action, l'équilibre intellectuel. Qu'il s'agisse de la nourriture, du vêtement, de l'habitation, la simplicité du goût est en outre une source d'indépendance et de sécurité. Plus vous vivez simplement, plus vous sauvegardez votre avenir. Vous êtes moins à la merci des surprises, des chances contraires. Une maladie ou un chômage ne suffisent pas pour vous jeter sur le pavé. Un changement, même notable, de situation ne vous désarçonne pas. Ayant des besoins simples, il vous est moins pénible de vous accommoder aux chances de la fortune. Vous resterez un homme même en perdant votre place ou vos rentes, parce que le fondement sur lequel repose votre vie n'est ni votre table, ni votre cave, ni votre écurie, ni votre mobilier, ni votre argent. Vous ne vous comporterez pas dans l'adversité comme un nourrisson auquel on aurait retiré son hochet ou son biberon. Plus fort, mieux armé pour la lutte, présentant, comme ceux qui ont les cheveux ras, moins de prise aux mains de l'adversaire, vous serez en outre plus utile à votre prochain. Vous n'exciterez ni sa jalousie, ni ses bas appétits, ni sa réprobation par l'étalage de votre luxe, par l'iniquité de vos dépenses, par le spectacle d'une existence parasitaire ; et moins exigeant pour votre propre bien-être vous garderez des moyens de travailler à celui des autres.

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