Charles Wagner : La vie simple 05

Publié le par LE COEUR ET LA PLUME

Charles Wagner

La vie simple

5. Le devoir simple.

Quand on parle aux enfants d'un sujet qui les importune, ils vous montrent là-haut sur les toits quelque pigeon qui donne à manger à son petit, ou là-bas dans la rue quelque cocher qui maltraite son cheval. Quelquefois aussi, ils vous posent malicieusement une de ces grosses questions qui mettent l'esprit des parents à la torture : tout cela pour détourner l'attention du sujet douloureux. Je crains que nous ne soyons de grands enfants en face du devoir et que, lorsqu'il s'agit de lui, nous ne cherchions plusieurs subterfuges pour nous distraire.

Le premier subterfuge consiste à se demander s'il y a un devoir en général, ou si ce mot ne couvre pas une des nombreuses illusions de nos ancêtres. Car enfin le devoir suppose la liberté, et la question de la liberté nous mène jusqu'aux régions métaphysiques. Comment parler du devoir tant que ce grave problème du libre arbitre n'est pas résolu ? —Théoriquement il n'y a rien à objecter. Et si la vie était une théorie, si nous étions là pour élaborer un système complet de l'univers, il serait absurde de nous occuper du devoir avant d'avoir démontré la liberté, fixé ses conditions, ses limites.

Mais la vie n'est pas une théorie. Sur ce point de morale pratique comme sur tous les autres, elle a devancé la théorie et il n'y a aucun lieu de croire que jamais elle ne lui cède la place. Cette liberté, relative, je l'admets, comme tout ce que nous connaissons d'ailleurs, ce devoir dont on se demanda s'il existe, n'en sont pas moins à la base de tous les jugements que nous portons sur nous et nos semblables. Nous nous traitons les uns les autres comme responsables, jusqu'à un certain point, de nos faits et gestes.

Le théoricien le plus enragé, dès qu'il sort de sa théorie, ne se fait aucun scrupule d'approuver ou de désapprouver les actes d'autrui, d'instrumenter contre ses ennemis, de faire appel à la générosité, à la justice de ceux qu'il veut dissuader d'une démarche indigne. On ne peut pas plus se défaire de la notion de l'obligation morale que de celle du temps ou de l'espace, et de même qu'il faut nous résigner à marcher avant de savoir définir cet espace que nous franchissons et ce temps qui mesure nos mouvements, il faut aussi nous soumettre à l'obligation morale avant d'en avoir touché de nos doigts les racines profondes. La loi morale domine l'homme, qu'il la respecte ou l'enfreigne. Voyez la vie de tous les jours : chacun est prêt à jeter la pierre à celui qui n'accomplit pas un devoir évident, dût-il même alléguer qu'il n'est pas encore arrivé à la certitude philosophique. Chacun lui dira et aura mille fois raison de lui dire: «Monsieur, on est un homme avant tout ; payez de votre personne d'abord, faites votre devoir de citoyen, de père, de fils, etc., vous reprendrez ensuite le cours de vos méditations.»

Qu'on nous comprenne bien toutefois. Nous ne voulons détourner personne de l'investigation philosophique, de la scrupuleuse recherche des fondements de la morale. Aucune pensée qui ramène l'homme vers ces graves préoccupations ne saurait être inutile ou indifférente ; nous défions seulement le penseur de pouvoir attendre qu'il ait trouvé ces fondements, pour faire acte d'humanité, d'honnêteté ou de malhonnêteté, de courage ou de lâcheté. Et surtout, nous tenons à formuler une réponse, bonne à opposer à tous les malins qui n'ont jamais été philosophes, à opposer à nous-mêmes lorsque nous voudrions invoquer notre état de doute philosophique pour justifier nos manquements pratiques. Par cela même qu'on est un homme, avant toute théorie positive ou négative sur le devoir, on a pour règle ferme de se conduire comme un homme. Il n'y a pas à sortir de là.

Mais on connaîtrait mal les ressources du cœur humain si l'on comptait sur l'effet d'une semblable réponse. Elle a beau être sans réplique, elle ne peut empêcher d'autres interrogations de surgir. La somme de nos prétextes pour nous soustraire au devoir est égale à la somme des sables de la mer ou des étoiles des cieux.

Nous nous retranchons donc derrière le devoir obscur, le devoir difficile, le devoir contradictoire. Certes voilà des mots qui évoquent de pénibles souvenirs. Être un homme de devoir et douter de son chemin, tâtonner dans l'ombre, se voir livré aux sollicitations contraires de devoirs différents, ou encore se trouver en face du devoir gigantesque, écrasant, qui dépasse nos forces, quoi de plus dur ? Et ces choses arrivent. Nous ne voulons ni nier ni contester ce qu'il y a de tragique dans certains événements et de déchirant dans certaines vies. Toutefois il est rare que le devoir ait à se faire jour à travers un tel conflit de circonstances et doive jaillir de l'esprit comme l'éclair de l'orage. De si formidables secousses sont exceptionnelles. Tant mieux si nous nous tenons bien lorsqu'elles se produisent ; mais si personne ne trouve étonnant que des chênes soient déracinés par la bourrasque, ou qu'un marcheur trébuche la nuit sur un chemin inconnu, ou qu'un soldat soit vaincu quand il est pris entre deux feux, personne non plus ne condamnera sans appel ceux qui ont été battus dans les luttes morales presque surhumaines. Succomber sous le nombre et les obstacles, n'a jamais été une honte.

Aussi je vais tendre mes armes à ceux qui se retranchent derrière le rempart inexpugnable du devoir obscur, compliqué, contradictoire. Pour aujourd'hui ce n'est pas là ce qui m'occupe, et c'est du devoir simple, je dirais presque du devoir facile, que je désire leur parler.

Nous avons par an trois ou quatre grandes fêtes carillonnées et beaucoup de jours ordinaires. Pareillement il y a quelques très grands et très obscurs combats à livrer. Mais à côté de cela il y a la multitude des devoirs simples, évidents. Or, tandis que dans les grandes rencontres, notre tenue est généralement suffisante, c'est précisément dans les petites occasions qu'on nous voit faiblir. Sans craindre de me laisser entraîner par une forme paradoxale de ma pensée, je déclarerai donc : l'essentiel est de remplir le devoir simple, de s'exercer à la justice élémentaire. En général ceux qui perdent leur âme, la perdent non parce qu'ils restent au-dessous du devoir difficile et qu'ils n'accomplissent pas l'impossible, mais parce qu'ils négligent d'accomplir le devoir simple.

Illustrons cette vérité par des exemples.

Celui qui essaie de pénétrer dans les dessous humbles de la société ne tarde pas à découvrir de grandes misères physiques et morales. À mesure qu'il y regarde de plus près, il découvre un plus grand nombre de plaies, et, à la longue, le monde des misérables lui apparaît comme une vaste création noire, devant laquelle l'individu avec ses moyens de soulagement paraît réduit à l'impuissance. Il est vrai qu'il se sent pressé d'accourir, mais en même temps il se demande : à quoi bon ? Évidemment le cas est des plus angoissants. Quelques-uns le résolvent en ne faisant rien, de désespoir. Ils demeurent donc stériles et ce n'est pas pourtant la pitié, ni même les bonnes intentions, qui leur manquent. Ils ont tort. Souvent un homme n'a pas les moyens de faire le bien en gros, mais ce n'est pas une raison pour qu'il le néglige en détail. Tant de gens se dispensent de faire quelque chose parce que, selon eux, il y a trop à faire. Ils ont besoin d'être rappelés au devoir simple. Ce devoir, le voici dans le cas qui nous occupe : que chacun, selon ses ressources, ses loisirs et ses capacités, se crée des relations dans les milieux déshérités. Il y a des gens qui arrivent, avec un peu de bonne volonté, à s'introduire dans l'entourage des ministres ou à se faufiler dans la société des chefs d'État. Pourquoi ne parviendrait-on pas à nouer des relations avec les pauvres gens et à se faire des connaissances parmi les ouvriers qui manquent du nécessaire ? Une fois quelques familles connues, avec leurs histoires, leurs antécédents et leurs difficultés, vous pourrez leur être d'une utilité extrême en faisant simplement ce que vous pouvez et en pratiquant la fraternité sous la forme du secours moral et matériel. Vous aurez, il est vrai, attaqué un petit coin seulement ; mais vous aurez fait votre possible et peut-être entraîné quelque autre à faire son possible aussi. En agissant de la sorte, au lieu de constater seulement qu'il existe dans la société beaucoup de misère, de haine sombre, de désunion, de vice, vous y aurez introduit un peu de bien. Et pour peu que le nombre des bonnes volontés semblables à la vôtre grandisse, le bien augmentera sensiblement et le mal diminuera. Mais dussiez-vous même rester seul à faire ce que vous avez fait, on pourrait vous donner ce témoignage que vous avez fait la seule chose raisonnable, le simple et enfantin devoir qui s'offrait à vous. Or en faisant cela vous avez découvert un des secrets de la bonne vie.

L'ambition humaine embrasse dans ses rêves de vastes ensembles, mais il nous est rarement donné de faire grand, et même alors le succès rapide et sûr s'appuie toujours sur une patiente préparation. La fidélité dans les petites choses est à la base de tout ce qui s'accomplit de grand. Nous l'oublions trop. Pourtant, s'il y a une vérité nécessaire à connaître, c'est celle-là, surtout aux époques difficiles et dans les passages pénibles de l'existence. On se sauve bien en cas de naufrage sur un débris de poutre, un aviron, un morceau de planche. Sur les flots tumultueux de la vie, quand tout semble s'être brisé en miettes, souvenons-nous qu'une seule de ces pauvres miettes peut devenir notre planche de salut. La démoralisation consiste à mépriser les restes.

Vous avez été ruiné, ou un grand deuil vous a frappé, ou encore vous venez de voir se perdre sous vos yeux le fruit d'un long labeur. Il vous est impossible de reconstituer votre fortune, de ressusciter les morts, de sauver votre peine perdue. Et devant l'irréparable les bras vous tombent. Alors vous négligez de soigner votre personne, de tenir votre maison, de surveiller vos enfants. Cela est pardonnable et combien nous le comprenons : mais cela est fort dangereux : le laisser aller transforme le mal en un mal pire. Vous qui croyez que vous n'avez plus rien à perdre, vous allez pour cela même perdre ce qui vous reste encore. Ramassez les débris de vos biens, ayez du peu qui vous reste un soin scrupuleux. Et bientôt ce peu vous consolera. L'effort accompli vient à notre secours, comme l'effort négligé se tourne contre nous. S'il ne vous reste qu'une branche pour vous y accrocher, accrochez-vous à cette branche, et si vous restez seul à défendre une cause qui semble perdue, ne jetez pas vos armes pour rejoindre les fuyards. Au lendemain du déluge quelques isolés repeuplent la terre. L'avenir peut quelquefois ne reposer que sur une tête isolée comme il arrive qu'une vie ne tient qu'à un fil. Inspirez-vous de l'histoire et de la nature : l'une et l'autre vous apprendront en leurs laborieuses évolutions, que les calamités comme la prospérité peuvent sortir des moindres causes, qu'il n'est pas sage de négliger le détail et que surtout il faut savoir attendre et recommencer.

En parlant du devoir simple je ne puis m'empêcher de penser à la vie militaire et aux exemples qu'elle offre aux combattants de cette grande lutte qui est la vie. Celui-là comprendrait mal son devoir de soldat qui, l'armée une fois battue, s'abstiendrait de brosser ses vêtements, d'astiquer son fusil, d'observer la discipline. — À quoi bon ? direz-vous peut-être. — À quoi bon ? N'y a-t-il pas plusieurs façons d'être battu ? Serait-il indifférent d'ajouter le découragement, le désordre, la débâcle au malheur de la défaite ? Non. Il ne faut jamais oublier que le moindre acte d'énergie dans ces moments terribles est comme une lumière dans la nuit. C'est un signe de vie et d'espérance. Chacun comprend aussitôt que tout n'est pas perdu.

Pendant la désastreuse retraite de 1813–1814, au cœur de l'hiver, alors qu'il devait être presque impossible de garder une tenue quelconque, je ne sais quel général se présentait un matin à Napoléon Ier en grande tenue et rasé de frais. Le voyant, en pleine débâcle, aussi soigné que s'il allait à une revue, l'empereur lui dit : mon général, vous êtes un brave.

Le devoir simple c'est encore le devoir prochain. Une très commune faiblesse empêche bien des gens de trouver intéressant ce qui est tout près d'eux ; ils ne le voient que par ses côtés mesquins. Le lointain au contraire les attire et les enchante. Ainsi se dépense inutilement une somme fabuleuse de bonne volonté. On se passionne pour l'humanité, pour le bien public, pour les lointains malheurs, marchant à travers la vie, les yeux fixés sur des objets merveilleux qui nous captivent là-bas aux confins de l'horizon, tandis qu'on marche sur les pieds des passants, ou qu'on les coudoie sans les remarquer.

Singulière infirmité qui vous empêche de voir ceux qui sont là à vos côtés : Plusieurs ont fait des lectures étendues, de grands voyages ; mais ils ne connaissent pas leurs concitoyens, grands ou petits ; ils vivent grâce au concours d'une quantité d'êtres dont le sort leur demeure indifférent. Ni ceux qui les renseignent, les instruisent, les gouvernent, ni ceux qui les servent, les fournissent, les nourrissent n'ont jamais attiré leur attention. Qu'il y ait de l'ingratitude ou de l'imprévoyance à ne pas connaître ses ouvriers, ses domestiques, les quelques êtres enfin qui ont avec nous des relations sociales indispensables, cela ne leur est jamais venu à l'esprit. D'autres vont bien plus loin encore. Pour certaines femmes leur mari est un inconnu, et réciproquement. Il y a des parents qui ne connaissent pas leurs enfants. Leur développement, leurs pensées, les dangers qu'ils courent, les espérances qu'ils nourrissent sont pour eux un livre fermé. Bien des enfants ne connaissent pas leurs parents, n'ont jamais soupçonné leurs peines, leurs luttes, ni pénétré leurs intentions. Et je ne parle pas des mauvais ménages, de ces tristes milieux, où toutes les relations sont faussées, mais d'honnêtes familles composées de braves gens. Seulement tout ce monde est très absorbé. Chacun a son intérêt ailleurs qui lui prend tout son temps. Le devoir lointain, fort attirant, je n'en disconviens point, les réclame tout entiers et ils n'ont pas conscience du devoir prochain. Je crains qu'ils ne perdent leur peine. La base d'opération de chacun est le champ de son devoir immédiat. Négligez cette base et tout ce que vous entreprendrez au loin sera compromis. Soyez donc d'abord de votre pays, de votre ville, de votre maison, de votre église, de votre atelier, et, s'il se peut, partez de là pour aller au-delà, c'est la marche simple et naturelle. Il faut que l'homme se munisse à grands frais de bien mauvaises raisons pour arriver à suivre la marche inverse. En tout cas, le résultat d'une si étrange confusion des devoirs est que plusieurs se mêlent d'une foule d'affaires sauf de ce qu'on est en droit de leur demander. Chacun s'occupe d'autre chose que de ce qui le regarde, est absent de son poste, ignore son métier. Voilà qui complique la vie. Il serait pourtant si simple que chacun s'occupât de ce qui le regarde.

Autre forme du devoir simple. Lorsqu'un dommage est causé, qui doit le réparer ? — Celui qui l'a fait. Cela est juste, mais cela n'est que théorie. Et la conséquence de cette théorie serait qu'il faudrait laisser subsister le mal jusqu'à ce que les malfaiteurs soient trouvés et l'aient réparé. Mais si on ne les trouve pas ? Ou s'ils ne peuvent ni ne veulent réparer ?

Il pleut sur vos têtes par une tuile brisée, ou le vent pénètre chez vous par un carreau cassé. Attendrez-vous pour chercher le couvreur et le vitrier que vous ayez fait arrêter le casseur de tuile ou de carreau ? Vous trouveriez cela absurde, n'est-ce pas ? C'est pourtant une bien ordinaire pratique. Les enfants s'écrient avec indignation : «Ce n'est pas moi qui ai jeté cet objet, ce n'est pas moi qui le ramasserai.» Et la plupart des hommes raisonnent de même. C'est logique. Mais ce n'est pas cette logique-là qui fait marcher le monde.

Ce qu'il faut au contraire savoir et ce que la vie vous répète tous les jours c'est que le dommage causé par les uns est réparé par les autres. Les uns détruisent, les autres édifient ; les uns salissent, les autres nettoient ; les uns attisent les querelles, les autres les apaisent ; les uns font couler les larmes, les autres consolent ; les uns vivent pour l'iniquité, les autres meurent pour la justice. Et c'est dans l'accomplissement de cette loi douloureuse qu'est le salut. Cela aussi est logique, mais de cette logique des faits qui fait pâlir celle des théories. La conclusion à tirer n'est pas douteuse. Un homme au cœur simple la tire ainsi : étant donné le mal, la grande affaire est de le réparer et de s'y mettre sur-le-champ ; tant mieux si messieurs les malfaiteurs veulent bien contribuer à la réparation ; mais l'expérience nous déconseille de trop compter sur leur concours.

Mais quelque simple que soit le devoir, encore faut-il avoir la force de l'accomplir. Cette force, en quoi consiste-t-elle et où se trouve-t-elle ? On ne saurait se lasser d'en parler. Le devoir est pour l'homme un ennemi et un importun tant qu'il n'apparaît que comme une sollicitation extérieure. Quand il entre par la porte, l'homme sort par la fenêtre et quand il nous bouche les fenêtres on s'échappe par les toits. Mieux on le voit venir plus on l'évite sûrement. Il est pareil à ce gendarme, représentant de la force publique et de la justice officielle, dont un adroit filou parvient toujours à se garer. Hélas : le gendarme réussirait-il à lui mettre la main au collet, il pourrait tout au plus le conduire au poste mais non pas sur le droit chemin. Pour que l'homme accomplisse son devoir il faut qu'il soit tombé aux mains d'une autre force que celle qui dit : fais ceci, fais cela ; évite ceci, évite cela, autrement gare à toi. Cette force intérieure est l'amour. Quand un homme déteste son métier ou s'y livre avec nonchalance, toutes les puissances de la terre sont inhabiles à le lui faire exercer avec entrain. Mais celui qui aime sa fonction marche tout seul ; non seulement il est inutile de le contraindre, mais il serait impossible de le détourner. Il en est pour tous ainsi. La grande chose, c'est d'avoir éprouvé ce qu'a de saint et d'immortellement beau notre obscure destinée ; c'est d'avoir été déterminés par une série d'expériences à aimer cette vie pour ses douleurs et pour son espérance, à aimer les hommes pour leur misère et pour leur noblesse, et à être de l'humanité par le cœur, l'intelligence et les entrailles. Alors une force inconnue s'empare de nous, comme le vent s'empare des voiles d'un navire, et nous emporte vers la pitié et la justice. Et cédant à cette poussée irrésistible, nous disons : je ne puis faire autrement, c'est plus fort que moi. En s'exprimant ainsi les hommes de tous les âges et de tous les milieux désignent une puissance qui est plus haute que l'homme, mais qui peut demeurer dans le cœur des hommes. Et tout ce qu'il y a en nous de vraiment élevé nous apparaît comme une manifestation de ce mystère qui nous dépasse. Les grands sentiments comme les grandes pensées, comme les grands actes, sont chose d'inspiration. Lorsque l'arbre verdit et donne son fruit c'est qu'il puise dans le sol les forces vitales, et reçoit du soleil la lumière et la chaleur. Si un homme, dans son humble sphère, au milieu des ignorances et des fautes inévitables, se consacre sincèrement à sa tâche, c'est qu'il est en contact avec la source éternelle de bonté. Cette force centrale se manifeste sous mille formes diverses. Tantôt elle est l'énergie indomptable, tantôt la tendresse caressante, tantôt l'esprit militant qui attaque et détruit le mal, tantôt la sollicitude maternelle qui ramasse au bord du chemin où elle se perdait quelque vie froissée et oubliée, tantôt l'humble patience des longues recherches… Mais tout ce qu'elle touche porte sa signature, et les hommes qu'elle anime sentent que c'est par elle que nous sommes et que nous vivons. La servir est leur bonheur et leur récompense. Il leur suffit d'être ses instruments et ils ne regardent plus à l'éclat extérieur de leur fonction, sachant bien que rien n'est grand et que rien n'est petit, mais que nos actes et notre vie valent seulement par l'esprit qui les pénètre.

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